Amfion pro musica classica

RAPPORT sur la thèse de doctorat de Tristan Ikor, intitulée Signification de l’improvisation. Le rapport à soi dans le jeu musical

 Eero Tarasti par Eero TARASTI

Thèse de doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication. Université Lumière Lyon 2. Ecole doctorale EPIC : Education Psychologie Information-Communication, UMR 5206 –TRIANGLE, 319 p.

Je connais l’auteur depuis plusieures années, notamment en raison de son séjour, dans le cadre d’un échange, à Helsinki, au Département de Musicologie, où nous avons pu déjà discuter sur plusieurs aspects de ce projet maintenant achevé.

Il est aussi un musicien, saxophoniste soliste, qui lui donnent une compétence particulière dans le domaine musical, en particulier dans les pratiques de l’improvisation. Tout ce qu’il écrit est issu de cette maîtrise d’un instrument central dans son genre musical. Cela a été, pour moi, une joie particulière de suivre les différentes étapes de ce projet.

Ma première remarque est que Tristan Ikor a évidemment et clairement trouvé sa propre voie indépendante dans son domaine, études musicologiques et sémiotiques. C’est un philosophe qui a su élaborer un discours et métalangage propre pour réfléchir sur les principes fondamentaux de la musique et l’improvisation en général. Il utilise également des sources méthodologiques de la tradition sémiotique, mais je dirais quand même qu’il reste plutôt fidèle à la tradition herméneutique de l’esthétique et de la philosophie françaises.

La structure de sa thèse se constitue logiquement en chapitres élucidant des problèmes variées de l’improvisation. Ainsi, il commence par quelques principes épistémiques généraux de la nature et de l’essence de l’improvisation comme le désir de justesse, une forme de perfectionnisme, la nature de l’enquête scientifique, la position idéologique de phénomène de l’improvisation qu’il traite comme une idée très vaste avec des conséquences politiques et subversives dans une société et une hégémonie établies, la nature radicale de l’improvisation étant celle d’une conduite imprévisible et non dominée. L’improvisation est aussi mise en rapport avec la psychanalyse et la thérapie.

La partie 1 est intitulée sémiotiquement ”du signifiant au signifié”. L’importante notion d’énonciation est empruntée à la théorie greimassienne de l’Ecole de Paris. Ainsi l’improvisation est assimilée de point de vue linguistique à l’énonciation comme toute exécution musicale avec une relation à l’énoncé, la partition musicale. Le candidat réfléchit assez longuement à la naissance de principe de composition, sa dialectique, les idées du romantisme.

Dans le champ d’une théorie de l’oralité, il fait des observations sur le folklore et sur l’oralité en musique. Le moment central ici est donné dans la section B ou il est question du mouvement entre énonciation et énoncé, de l’oeuvre absente, de la relation entre l’improvisation et l’oeuvre, de l’improvisation à l’oeuvre, de l’improvisation comme activité ludique, et, donc, du jeu et des postures d’un improvisateur.

Dans la partie II T. Ikor se consacre à élaborer des idées sur l’identité et le rapport à soi. Il considère là la pulsion invocante au début de l’acte de l’improvisation, oubli, langage, identité et temps de la musique. Un rôle important est donc joué ici par la notion du désir. Le candidat entre également dans la problématique de l’altérité, de la quête du soi, de l’altérité jusqu’à la mort, et des questions existentielles. Une importante section traite de la distinction entre reconnaissance structurelle et désir existentiel. Une attention particulière est apportée au ”modèle Z” de la sémiotique existentielle (il faut donc bien distinguer entre soi et Soi – deux notions différentes !). La thèse discute encore de la dimension politique des musiciens et à la fin de cette partie, traite des questions essentielles de la temporalité dans l’improvisation. Le candidat examine en détail diverses dimensions du temps musical comme la rapidité, le mouvement, le vif, la pulsation, la chronologie, l’urgence de la présence, l’absence, l’immédiateté, la médiateté ; il est ainsi question du tout contre la distance, du Soi, de l’autre et du monde, et de la médiateté comme pesanteur.

La partie III est consacrée aux problèmes des médiations dans le rapport à soi. Le candidat considère l’improvisation comme une situation, comme une affirmation, comme une position dans le spectacle et la fête. La thèse aborde aussi les principes de l’émotion et de la ”catharsis”, du rôle de l’auditeur, du spectacle comme compromis entre rayonnement et dissolution, de la situation comme intimité, de la fête comme situation privilégiée du rayonnement et du commencement. T. Ikor approche aussi certaines principes des pratiques ”orientales” comme Shuhari et JohaKyu. Dans ce contexte il élabore des idées de corps, de la musique comme souffle, de la respiration, des rythmes mondains, et de l’écoute de soi ; il est, de plus, rendu compte du son, de l’oeil et de l’oreille, du paysage sonore, du silence, du jeu comme manipulation, et comme vouloir laisser être. Il faut noter que la thèse traite aussi, à différents moments, des méthodes de l’Ecole de Greimas et de leur rôle dans l’esthétique musicale.

La dernière partie approche de nouveaux horizons comme les rivages, le lointain, le sublime, le sens (omniprésent bien sûr), l’équilibre et le vouloir-vivre.

A la fin, le candidat donne au lecteur – bien que, dès le début, il refuse l’approche empirico-behavioriste – des données et des analyses de l’improvisation fixée en vidéo, bande, de la notation ou de la transcription, suivant ses principes métrologiques qui situent tout le phénomène de l’improvisation dans la catégorie de l’énonciation et dans une logique dynamique processuelle. Ces analyses sont très éclaircissantes sur la topique de la sémiotique musicale en général.

La bibliographie est large et montre une remarquable érudition dans les domaines de la musicologie, de la philosophie, de l’esthétique et des cultures de l’improvisation en général.

De toute cette présentation de l’étude de Tristan Ikor, on peut tirer la conclusion que la thèse est par sa structure et la variété de ses topiques occcupe une place très importante dans l’analyse de ces problèmes. L’improvisation se voit reconnaître le statut d’un principe universel qui touche toutes les domaines de la vie, du Dasein, en quelque sorte, du fonctionnement d’un psychisme singulière et de la la société en général.

Enfin, quels aspects un musicologue attend-il de voir discutés dans une thèse sur l’improvisation ? L’improvisation désigne évidemment un champ de liberté au sein de contraintes stylistiques, normatives, formelles dans l’histoire musicale. Le sens du concept d’improvisation est, sans doute, le même que celui d’imprévisibilité, et l’on peut alors évoquer les catégories proposées par Vladimir Jankélévitch dans son esthétique musicale. Mais, quand un organiste de l’époque baroque de J.S. Bach improvisait une fugue à l’église,cela entraînait à suivre les règles et la grammaire strictes d’un certain genre.

Lorsqu’un pianiste, un violoniste, un violoncelliste, un contrebassiste improvisait une cadence dans un concert de la période classique ou romantique, il avait bien sûr recours à des matériaux déjà proposés et écoutés, mais inscrits désormais dans une nouvelle isotopie, pour un auditeur encore méconnu. En Italie encore, au dix-huitième siècle, l’improvisation était une pratique si commune qu’elle rendit l’exécution orchestrale presque impossible. Lorsque dans l’opéra de Richard Wagner, Les Maitre-chanteurs, le Preislied de Walther von Stolzing est un lied qui ne suit pas strictement le grammaire de tels lieder mais est plutôt inspiré par toute l’expérience de la vie et se trouve représenté dans un rêve, il s’agit d’une valorisation du principe de l’improvisation par le romantisme. Lorsqu’un musicien d’avant-garde encourage les exécutants à jouer librement dans son oeuvre aléatoire, ils sont engagés à improviser. Lorsque le compositeur et chef d’orchestre Leif Segerstam écrit sa 223ème symphonie, elle suit le principe de ”pulsativité libre” en musique. Chaque musicien a ainsi rencontré plusieurs cas d’improvisation. Reste à trouver une philosophie de l’improvisation – de la même façon qu’Adorno écrivit une philosophie de la nouvelle musique comme une foi. C’est le but évidemment aussi de la thèse de Tristan Ikor.

Si l’on attend d’une thèse de doctorat qu’elle apporte une nouvelle contribution à son champ de recherche, il est tout à fait clair, pour moi, que Tristan Ikor a pu atteindre un tel niveau. Il a élaboré une discours et un style personnels et élabore une problématique indépendante en élaborant un métalangage innovant. Dans la littérature musicologique, on n’avait pas encore vu encore une telle enquête.

Vastaa

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